Entretien avec l'économiste Bruno Colmant

C’est un économiste de renom que nous rencontrons pour notre rubriqueDocteur en Economie appliquée de l’ULB, Bruno Colmant enseigne dans plusieurs universités et écoles de commerce (ULB, UCL, Université Saint-Louis, ICHEC et Vlerick Business School). Il est également Président du Belgian Finance Center et membre de l’Académie royale de Belgique. 

Bruno Colmant analyse pour nous les graves difficultés que rencontrent nos bénéficiaires au quotidien et une crise dont il craint que le pire soit encore à venir.

Bruno Colmant, avant tout merci de consacrer un peu de votre temps à cet entretien. Le nombre de personnes précarisées qui font appel aux Banques Alimentaires a augmenté de 15% depuis le début de l’année. En parallèle, les denrées dont disposent les Banques Alimentaires pour leur venir en aide ont diminué de 6,5%. Pour l’économiste que vous êtes, peut-on craindre une aggravation de la crise dans les prochaines semaines ?

Je prévois un choc en septembre-octobre, en raison des prix des denrées alimentaires et de l’énergie. Même pour les bénéficiaires de tarifs sociaux, le gaz et l’électricité vont devenir trop chers.

Il faut s’attendre à une perte très importante du pouvoir d’achat. Et on ne pourra pas y remédier sans aides directes de l’Etat, même si je ne suis pas sûr qu’il y ait consensus pour ce faire au sein du gouvernement.

Le scénario que je crains, c’est que 4 citoyens sur 10 se retrouvent en situation de précarité. Quand il reste 50 à 60% de leur budget, les ménages font des arbitrages et économisent là où ils le peuvent (les vacances, les vêtements…). Mais à partir de 40%, les problèmes alimentaires se posent avec beaucoup d’acuité.

Certes, les prix du gaz et des matières premières vont finir par se tasser à un moment ou un autre, mais le problème avec l’inflation, c’est que c’est un mécanisme à lente détente. Quand un choc se produit, il faut toujours un certain temps avant qu’une baisse des prix du marché se répercute sur les consommateurs.

A cela, il faut ajouter un autre phénomène très inquiétant qui touchera durement l’emploi et les moyens de subsistance : de nombreuses entreprises vont devoir fermer, parce que le prix de l’énergie ne leur permet plus d’être compétitives.

L’avenir s’annonce fort sombre pour nombre de nos concitoyens et les Banques Alimentaires auront un rôle essentiel à jouer pour leur venir en aide.

L’Etat devrait donc jouer un rôle plus important pour amortir l’impact de cette crise ?

J’ai écrit un livre qui va bientôt sortir à ce sujet. La Belgique a perdu les attributs de l’Etat social au profit de l’illusion que l’économie de marché allait tout résoudre. Or, 40 ans plus tard, on s’aperçoit que l’économie de marché ne résout pas les problèmes vécus par des citoyens qui ne reçoivent pas ce qu’ils sont en droit d’attendre d’un Etat social. Pour moi, c’est une véritable catastrophe.

Il va falloir passer par une réhabilitation de l’Etat dans les cinq prochaines années. Vous verrez que l’on entendra à nouveau parler de régulation, voire de nationalisation, pour éviter une paupérisation plus grave encore de la population.

Peut-on parler de bombe sociale ?

Certainement. Le problème avec la Belgique, c’est que ce n’est pas un pays de révolution. Chez nous, la pauvreté est vécue comme une honte. L’héritage catholique veut que l’on porte sa croix et que l’on souffre en silence. Donc, à défaut de se révolter, on peut craindre que le peuple belge se résigne… Alors qu’en France, pays sécularisé, laïc depuis plus d’un siècle, cela va secouer !

Moi, je viens d’un milieu qui a été précarisé dans les années 1960-1970. J’en ai gardé un mode de vie très simple, pour ainsi dire ascétique. Je me souviens très bien qu’en 1973, au moment de la première crise du pétrole, ma mère a décrété qu’on coupait le chauffage! Nous mettions des gros pulls et nous vivions simplement. Et parfois, c’était difficile en tant qu’enfant de soutenir le regard des autres.

Davantage de régulation et d’intervention de l’Etat, c’est possible ?

C’est tout à fait possible ! Seulement, il va falloir s’interroger sur le modèle de société dans lequel on veut vivre.

A partir du moment où, en Belgique, l’Etat s’est dépouillé de tous ses attributs et n’a pas su nouer de partenariat intelligent avec les sociétés privées, on risque de se retrouver dans une confrontation violente entre l’image de ce que l’Etat devrait apporter et la dure réalité.

Immanquablement, nos sociétés vont virer plus « à gauche », avec davantage d’aide aux plus pauvres et de taxes pour les plus nantis.

Vous évoquez un partenariat intelligent entre l’Etat et les entreprises privées. Quelle forme pourrait-il prendre ?

Je pense que l’Etat devrait placer une sorte de commissaire du gouvernement dans les grandes entreprises ou dans les banques, pour parler d’un secteur que je connais bien. Ce commissaire pourrait intervenir en cas de délocalisation, par exemple.

Les entreprises qui posent des choix majeurs en termes de profit et d’emploi, devraient dialoguer davantage avec l’Etat. Opposer les sphères privées et publiques de l’économie n’est plus viable. C’est ma conviction profonde, absolue. Je n’aurais pas dit cela il y a quinze ou vingt ans, quand je me suis un peu perdu dans le limbes du néo-libéralisme. Mais j’en suis revenu.

Quand on assiste au dialogue tendu entre le premier producteur d’électricité du pays et le gouvernement autour de la prolongation de certaines centrales nucléaires, on est bien loin de ce dialogue constructif public-privé…

Soyons clairs : le gouvernement pourrait aussi intervenir avec un peu plus d’autorité. L’action de l’Etat ne peut pas être subordonnée aux intérêts d’un acteur privé. Ce n’est pas pensable.

Nous traversons une crise de modèle politique, selon vous ?

Nous allons traverser une crise de modèle politique, j’en suis convaincu.

Pour revenir aux Banques Alimentaires, peuvent-elles continuer à dépendre des dons de vivres de l’industrie alimentaire, de la grande distribution et du FEAD ? Ou devraient-elles changer de mode de fonctionnement ?

Je ne me prononcerai pas sur leur mode de fonctionnement. Mais il est clair que l’action des Banques Alimentaires devrait être davantage médiatisée, car leur rôle est vital aujourd’hui. Et il le sera plus encore demain.

D’ailleurs, si vous voulez m’associer à une communication pour laquelle je pourrais vous soutenir ou étayer vos propos, je suis tout à fait disposé à le faire.

Une dernière question au professeur : l’économie néo-libérale est-elle la seule que l’on enseigne dans les universités et les écoles de commerce ?

Personnellement, j’enseigne plutôt la comptabilité financière et la finance d’entreprise.

Mais il est vrai que l’on trouve peu de cours d’histoire de la pensée économique dans les programmes. Il y a 40 ans, quand j’étudiais à Solvay, on ne parlait ni du marxisme ni du friedmannisme[1]. Maintenant, qu’on le veuille ou non, il faudra revenir à une vision plus keynésienne[2] de l’économie.

Je compte m’engager activement pour la réhabilitation de l’Etat dans ses dimensions stratégiques. C’est mon combat, désormais. Je suis vraiment irrité contre cette société qui a mal évolué. Je voulais partager cette colère avec vous. C’est ma vérité d’homme.

Bruno Colmant, merci infiniment pour cet éclairage courageux et sincère !

 

 


 
[1] Théorie du libéralisme économique élaborée par l’économiste américain Milton Friedman (1912-2006), qui prône l’économie de marché contre l’intervention de l’Etat
[2] Courant fondé par l’économiste britannique John Maynard Keynes (1883-1946), qui considère qu’un système économique est instable par nature et nécessite une régulation par l’Etat

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